L’objectif de cet article est de montrer comment la pratique du taiji quan peut nous conduire sur un chemin du découverte du corps vivant, et ce à partir de mon expérience de pratiquant régulier et continu ainsi qu’à la fois d’élève (le chemin est sans fin), de compagnon de route (le chemin du taiji quan n’est jamais un chemin solitaire) et d’enseignant.
Il ne s’agira pas donc pour moi de décrire le taiji quan, de nombreux ouvrages ont présenté et analysé cette pratique qui nous vient de la Chine ancienne et qui intègre à la fois une gestuelle d’origine martiale, les principes de l’alchimie taoïste qui animent l’homme et l’univers et enfin la vision bouddhiste d’éveil à la dimension essentielle, universelle et immortelle présente en toute chose.
Comme beaucoup de pratiques en provenance de l’Asie, le taiji quan nous invite, à travers une gestuelle du corps, à engager une pleine présence au corps et au monde qui l’entoure et ce faisant à se transformer soi-même.
Avec le corps il s’agira de passer de nos représentations du corps objet (« j’ai un corps », moi, sujet et mon corps objet), au corps sensible (le corps que je ressens, je vis et j’habite) et au corps vivant (le corps que je suis). Ce chemin, ou chaque pas est pratique du taiji, est un parcours expérientiel, c’est-à-dire éprouvé, vécu dans le corps et dans la relation avec ce qui l’entoure, les autres, le monde.
Bien entendu chacun a ses représentations, chacun a un corps dans lequel s’inscrivent troubles et traumatismes divers, mais au-delà de ces singularités, ce qui demeure commun c’est la vie qui s’exprime en chacun de nous, ce souffle ou cette respiration qui depuis la naissance nous met en mouvement, et c’est cette dynamique que nous souhaitons pleinement retrouver qui nous guide et nous attire sur le chemin du corps vivant.
Une transformation de soi, du corps et du monde à travers le mouvement, la gestuelle du taiji, une transformation qui est aussi mouvement c’est-à-dire permanente.
Dans ce chemin vers le corps vivant (et donc aussi un monde vivant), mon expérience de pratiquant et d’enseignant me permet de dégager trois principales points d’achoppement.
La première des difficultés est de nous détacher des représentations que nos cultures, nos morales, nos religions ont gravé en nous.
C’est par exemple celle du corps inerte, comme si les seules images du corps que nous puissions avoir étaient celles de ces planches anatomiques qui ornaient le cabinet médical de notre enfance : « l’écorché » tel était le nom de ces dessins où ne se voyait qu’un corps désincarné fait de de muscles, d’os d’articulations et de canaux rouges et bleus, les veines et les artères. D’ailleurs léonard de Vinci qui le premier avait dessiné ainsi le corps s’était inspiré de cadavres pour ses esquisses de corps.
Comment dans ces situations donner vie au corps, comment laisser apparaitre ce qui l’anime ?
Une des premières étapes du taiji sera donc de redécouvrir ou de revisiter le corps, de porter son attention aux différentes parties du corps physique, depuis les pieds jusqu’au sommet de la tête et au bout des doigts et prendre conscience de ce qu’elles sont, qu’elles sont animées, en capacité de bouger, de tourner, de se soulever… Ces sensations paraissent évidentes mais lorsque l’on se met à les vivre cette certitude tombe. D’autant que si certaines parties du corps sont plus facilement identifiées, soit parce qu’elles sont plus souvent mobilisées ou parce que notre modèle corporel les valorise (c’est le cas par exemple pour le haut du corps), c’est l’inverse pour les parties du corps dévalorisées ou ignorées (par exemple le bas du corps, le bassin, le coccyx, les pieds).
Une autre de nos représentation concerne le dualisme esprit -corps, l’esprit instance supérieure qui pense et qui dirige, le corps objet ou assemblage d’objet mis en mouvement sur ordre de l’esprit. Cette présentation peut sembler exagérée, les progrès de la connaissance ont ouvert des voies pour dépasser l’approche et dans la science des portes s’ouvrent pour dépasser le réductionnisme scientifique. Mais les difficultés rencontrées dans la pratique du taiji lorsque l’on propose de mettre en œuvre le corps vivant sans effort ni volonté démontrent que les représentations sont bien ancrés : à preuve le nombre de fois où le mental apparait pour dominer le geste (« c’est comme cela qu’il faut faire…. ou qu’il ne faut pas faire ») où le juger (« je fais bien, je fais mal »).
La seconde difficulté réside dans notre penchant à surestimer nos capacités à nous libérer des représentations qui organisent notre vécu.
Nous sommes habitués d’une part à envisager le savoir comme un moyen de changement alors que dans les pratiques, celle du taiji et bien d’autres, ceci n’est pas le cas : je peux savoir que c’est avec tout mon corps que se soulève mon pied ce n’est pour autant que le geste s’accomplit ainsi.
Commencer la pratique du taiji par désapprendre ce que « nous savons déjà » est une première nécessité. C’est aussi un enjeu important pour pratiquant comme pour tout enseignant du taiji : reconnaitre que savoir n’est pas toujours synonyme de comprendre, que ce que l’on sait n’est pas forcément ce que l’on fait ou pratique, que ce que l’on a compris hier n’est pas ce que l’on peut comprendre aujourd’hui.
Comme dans la méditation, c’est la posture juste et la pleine conscience dans le corps qui permet de s’abstraire, se mettre à distance du mental et de se libérer des représentations.
Par ailleurs, échapper aux représentations demande une vigilance, une constance, une répétition du geste, souvent sous l’œil de l’enseignant ou du compagnon de pratique qui peut aider à reconnaitre ce qui est demeure toujours volontaire et ce qui devient de plus en plus animé par le mouvement naturel de la vie ou du souffle.
En troisième lieu, c’est la réticence que nous avons, nous occidentaux formés à l’école rationaliste vis-à-vis de la connaissance sensible, de la connaissance par nos sens. Une attitude qui limite souvent le chemin vers le corps vivant.
Il ne nous est pas aisé à ressentir le corps vivant, les interdits sont là qui nous limitent à nous appréhender le corps par nos sens : les pratiquants évoquent parfois « sentir mon corps m’est difficile » ou bien « je manque de confiance ».
Puis viennent les nœuds et autres obstacles qui empêchent la détente du corps, ou sa liberté de mouvement : le corps vivant porte en lui aussi la main qui l’a touché dans la petite enfance et qui l’a ouvert ou fermé à l’accueil des sensations.
D’autant que sentir c’est aussi se risquer à accueillir ce qui vient du corps, des autres et du monde et donc à se laisser affecter et transformer par de telles relations.
Il faut donc s’autoriser, et ce n’est pas facile, à entrer dans la connaissance sensible, dans cette démarche où ce qui est proposé de ressentir et de vivre n’est pas de l’ordre du savoir rationnel mais de l’expérience intime, entendue comme manière d’éprouver ses propres ressources attentionnelles et sensibles.
Cela se fait lentement, lentement et progressivement comme tout entrée dans le monde du vivant, lentement et activement comme toute ouverture à ce qui nous est étranger ; une « lenteur vive » telle l’eau du ruisseau capable de contourner les obstacles jusqu’à ce qu’ils disparaissent. Et la gestuelle du taiji quan illustre ces différentes dimensions, progressive, active, déterminante : c’est ainsi que le geste s’apprend dans un premier temps. Puis ce geste s’affine : il devient plus fluide, prend plus de rondeur … et en s’affinant il se transforme et transforme le corps : la corps habite de plus en plus l’espace, le haut et le bas, devant et derrière, la raideur des membres s’efface , le regard se détend…..
Que le geste s’affine et se modifie en s’ouvrant au ressenti interne est quelque chose qui perturbe beaucoup les débutants …avant de révèler que chaque pratique, chaque jour diffère de la veille et que tel est là le chemin du taiji.
Pour comprendre que « la pratique du mouvement est mouvement » il nous faut progresser dans la perception du sentir. Passer de la sensation que nous avons du corps et de ses parties à cette dynamique plus subtile et plus essentielle qui se dévoile à travers la sensation : ce n’est pas « ce qui apparait », la sensation qui importe, c’est la dynamique de l’apparaitre, de cette relation qui se crée entre moi-même et le corps quand je ressens le corps, ou entre moi-même et le monde quand je ressens le monde.
Henri Maldiney qui a approfondi cette expérience du sensible a une formule explicite quand il écrit : « Sentir, ressentir n’est pas avoir des sensations pas plus que penser n’est avoir des idées ».
L’expérience du sensible à laquelle nous ouvre la pratique du taiji peut nous permettre de nous approcher de cette dynamique subtile qui anime le vivant.
C’est par exemple quand dans la pratique régulière et continu nous passons de l’attention au corps (j’habite pleinement par exemple ma main ou le sommet de la tête ou les pieds…) au ressenti du corps, ressentir que le corps est aussi capable d’un ressenti, c’est-à-dire d’être mis en mouvement par la dynamique du vivant. Cette dynamique apparait par exemple quand ma main ressent ce qui l’entoure ou ce qu’elle touche, tel ce « concret invisible » qu’est l’air ambiant et tout mon corps s’anime de ce touché, ou le sommet de ma tête qui ressent ce qui le maintien vers le haut et tout mon corps s’anime de cette verticalité, ou le coccyx qui ressent le poids qui l’attire vers le sol et tout mon corps s’anime de cette gravité.
Dans ce ressenti, les limites de l’enveloppe dermique deviennent transparentes et perméables, ce que ma main touche est en contact avec moi et à travers ce contact c’est tout mon corps qui accueille l’autre ou la chose du monde que je touche.
E. Straus, neurologue psycho –neurologue qui le premier a développé une recherche sur les sensations, précisait que « Si le sentir est effectivement une communication entre le moi et le monde, le moi doit être affecté d’une manière ou d’une autre par chaque sensation », « L’expérience vécue du sentir se déploie dans deux directions, vers le monde et vers moi ».
La dynamique du sentir ou du sensible est ainsi avant tout une relation, une relation à laquelle je m’ouvre en accueillant ce que je ressens, de mon corps et du monde qui m’entoure, une relation qui m’affecte et me transforme, qui me met en mouvement.
Ce n’est plus moi qui fait le mouvement, c’est le corps qui est en mouvement, animé par une dynamique du même ordre que celle de l’origine, quand la vie et le mouvement se confondent.
Mouvement et rythme
Cette expérience vécue autour du mouvement lors de la pratique du taiji, permet de retrouver l’étymologie de ce mot. Les grecs présocratiques utilisaient 2 termes pour expliciter le mouvement mo : « métabolé » qui rendait compte du mouvement comme processus naturel de transformation (tout ce qui vit est en mouvement et se transforme) et « kinesis » qui précisait le déplacement et non la transformation. La préoccupation platonicienne à privilégier l’essence des choses et à écarter ce qui se transforme va conduire à ne retenir qu’un seul sens, celui de kinesis, et le mouvement devient simple déplacement, déplacement dans l’espace ou dans le temps, mesuré et figuré par la seule géométrie.
De même le rythme, « rythmos » qui pour les présocratiques se définit comme la forme (« morphé ») en mouvement (en opposition au « skhêma » qui est une opération mentale exprimant la forme en un moment donné, va avec Platon perdre ce sens pour se soumettre à la mesure (« métron »).
C’est à cette vision présocratique du mouvement « métabolé » que nous conduit la pratique du taiji : laisser s’exprimer cette dynamique originaire, la vie en nous qui chaque instant nous transforme, qui est rythme, forme en mouvement .
Plus je vais exercer cette dynamique du sensible et plus cette distance entre mon corps, dans ce qu’il a de plus intime, et ce qui l’entoure, l’autre, le monde, va se transformer. La distance séparation se transforme en distance dynamique, écart animée tantôt par une phase d’ouverture, d’accueil, de rapprochement et une phase de séparation, d’un repli sur soi, enrichi de l’autre.
Cette dynamique n’est pas sans affecter le vécu de l’intériorité (assimilé souvent au soi) et l’extériorité (les autres, le monde) : c’est dans mon corps (intériorité) que se vit le ressenti du monde qui m’entoure (extériorité), et c’est vers cet extérieur que le ressenti projette mon corps.
Le vol des étourneaux
Il est toujours difficile de mettre en mot son expérience et j’utilise souvent pour rendre compte de cette dynamique la métaphore du vol d’étourneaux. Quand avec l’automne les platanes perdent leur feuilles et qu’à leur place, à la fin du jour, s’installent les étourneaux. Sans leurs cris stridents et leurs sifflets aigus on ne les distinguerait pas de l’arbre. D’ailleurs dans le soir, pelage hirsute ourlé de brun et de blanc, ils prennent couleur de feuilles et comme elles, ils tremblent sous le vent.
Puis on ne sait pourquoi commence leur danse.
Ouverture : comme appelés par l’immensité du monde les étourneaux partent remplir le ciel de papillons noirs. Puis repli, ils accourent vers un centre qu’on n’imaginait pas et forment autour de lui une boule noire, un ballon qui flotte entre terre et ciel. Et leu vol se répète sans qu’aucun chef d’orchestre ne signale l’ouverture au monde ou e repli vers un centre imaginaire. Et entre eux, ils demeurent autonomes et liés par une relation qu’on ne peut qu’imaginer.
Sauf quand on est ornithologues et que l’on nomme « auto-organisation » les dynamiques issues des seules interactions des différentes composantes de l’ensemble, sans effort, ni volonté, et « criticalité » la situation des systèmes qui évoluent vers des apogées et en un instant changent de phase ou de comportement, toujours par le résultat des interactions dynamiques entre les composantes, à nouveau sans effort ni volonté.
La dynamique originaire, naturelle, la vie est là.
D’ailleurs la légende fait remonter les origines du taiji quan, à ce moine taoïste émerveillé par le combat d’une grue et d’un serpent.
Jean-Christophe Seznec
Alexandre Jollien
Alice Miller