“Nuages et eau” (Un-sui), c’est le nom par lequel les moines bouddhistes désignent leurs jeunes novices pendant les années de formation au monastère. Temps de retraite à l’écart du monde, vie austère, rigoureuse, fervente... élan prometteur et premiers pas vers l’aventure intérieure.
Prise à la lettre, l’expression “nuages et eau” n’éveille guère d’écho dans nos consciences européennes. Mais si l’étymologie nous laisse en panne, tournons-nous du côté de la poésie et nous ne tarderons pas y voir se déployer de vastes gerbes de signification entre ciel et terre. La terre du Japon est très fréquemment couverte de nuages, détrempée de pluies. La langue japonaise procéde par accolement de substantifs pour produire des chocs d’images destinés à remplacer de longs raisonnements et le zen a le culte de “l’illumination subite”.
Dans ce climat géographique et culturel, les nuages et l’eau évoquent la même réciprocité qu’entre la poule et l’oeuf : il y a aussi engendrement réciproque entre les contraires.
C’est tout naturellement que dans les grandes religions du monde s’est éveillé le geste sacramentel à partir de l’eau : bains rituels dans le Gange, baptêmes dans le Jourdain, lustrations et ‘‘purja”, offrandes... C’est tout naturellement que l’Esprit et l’eau ont partie liée dans la tradition judéo-chrétienne. Mais attention ! L’eau peut être aussi un élément limité. J’entendais récemment à la radio un peintre philosophe qui évoquait ses éblouissements devant le mystère de la transparence de l’eau. Placez-vous, disait-il, sur les bords d’une surface immobile, un lac par exemple. Cette surface joue comme un miroir sur lequel viennent rebondir les rayons du soleil, devenant ainsi impénétrable. Mais que survienne une “ombre”, un nuage qui passe, ou votre propre ombre, et voilà que ce miroir se rend pénétrable, il laisse transparaitre les mystères qui se cachaient jusqu’alors dans ses profondeurs : les grouillements étranges de la vie aquatique, les ondoiements dans les remous... Tel est l’étonnant phénomène de la transparence, symbole de la porte de l’insondable...
Beaucoup de gens ne peuvent entrer dans l’eau sans réticence : ils ressentent cette étrangeté comme une menace, d’autant plus lorsque l’eau est froide ! Il n’est pas jusqu’à l’évaporation qui ne puisse éveiller quelques échos métaphysiques ! L’eau ‘‘donne’’ les nuages en s’élevant de la terre vers le ciel. Le mystère de la transformation d’un être de pesanteur en un être plus subtil, impalpable, insaisissable de la nature du vent “dont tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va”, évoque symboliquement le mystère de la transformation de nos pesanteurs en grâce, de notre chair en souffle divin. N’est-ce pas la précisément l’axe central de toute vie spirituelle ?
Promenons-nous quelques instants dans l’univers de l’eau. L’eau est palpable, utile, efficace, désaltérante, elle évoque la propreté, la beauté, la limpidité. La fécondité. Elle vient spontanément à l’esprit comme élément primordial générateur de toute vie végétale et animale (‘’…et l’Esprit de Dieu couvait sur les eaux...”). L’univers de l’eau peut être tranquille et maternant, mais il peut être redoutable, violent, impétueux, dévastateur : les irrigations et les inondations, les eaux du baptême et les eaux du Déluge, l’eau du puits de la Samaritaine et l’eau du coeur ouvert du Crucifié, le torrent d’Ezéchiel à l’est du temple qui régénère les eaux croupies de la mer Morte, les fleuves d’eau vive coulant du sein du Christ pour la résurrection des pécheurs...
Impalpables, insaisissables, ils peuvent être bénéfiques , mais le plus souvent ils sont ressentis comme menaçants, prometteurs de mauvais temps, de nuit, de froid. .. D’obstacle sur la route, de rideau masquant la vue.
A l’inverse de tout à l’heure, les nuages “donnent” l’eau en descendant du ciel vers la terre, symbolisant cet autre mystère par lequel l’esprit est appelé à devenir chair, les intuitions et les élans du cœur sont appelés à mettre au monde la réalité palpable utile (et si possible limpide et belle !) de nos inventions et de nos amours : pain, tendresse, musique, partage, poésie. ..
Et rappelons-nous aussi qu’au cours de l’expérience de la transparence évoquée plus haut ce sont les nuages qui nous donnons la possibilité de laisser pénétrer notre regard dans la profondeur. De même, lorsque nous laissons pénétrer notre regard intérieur en direction des replis cachés de notre "psychè", c’est “le passage à travers notre ombre", comme dit C. G. Jung, qui nous permet de prendre la juste mesure de nos grouillements étranges, ondoiements et remous que la lumière crue de nos raisons et de nos langages ne parvenait pas à percer. Transformer nos opacités en réalités transparentes, sans les détruire : beau et vaste programme ! N’est-ce pas précisément, encore une fois, toute la dynamique des Béatitudes ? La dynamique subversive du Sermon sur la Montagne ?
Il n’est donc pas étonnant que la nuée soit depuis longtemps une image biblique de première importance. Elle évoque la gloire de Dieu (Shekinah Yahweh), tantôt en ce qu’elle est lumineuse, tantôt en ce qu’elle est obscure . Les écrivains sacrés ont choisi cette image pour tenter d’exprimer l’inexprimable : la réalité divine à la fois très présente et agissante, et à la fois parfaitement inaccessible, ontologiquement hors de portée. La présence typique de Dieu en tant que Tout-Autre ne peut ressembler à rien de connu.
“L’Esprit de Dieu couvait sur les eaux" tente d’exprimer l’aspect créateur, bénéfique. “Une Ténèbres couvait sur l’Abime” tente d’exprimer en écho, en doublet, l’aspect “lumineux”, mystérieux, insondable. Présence illuminant et/ou présence engendrant la crainte. Moise sur le Sinaï, Pierre, Jacques et Jean sur le Tabor, les Douze au moment de l’Ascension, tous sont enveloppés d’une nuée qui est pour eux une expérience incontournable, indiscutable, dans le temps même où Celui qu’ils regardent se trouve “dérobé à leurs yeux". A la fois accessible et inaccessible. Ensuite de quoi la liturgie de l’Avent nous fait prier “les nuées de faire pleuvoir le Juste”, puisqu’au dire des prophètes et des évangélistes il nous faut “attendre le retour du Fils de l’Homme sur les nuées”.
L’exploration de l’insondable, l’expérimentation des limites, c’est la terce de l’aventure : variés en sont les différents territoires, variés les moyens employés. Mais parmi les “voyageurs et pèlerins sur la terre’’, les moines sont en première ligne, qu’ils soient chrétiens ou qu’ils appartiennent à d’autres religions.
Il n’est pas demandé à tout le monde de se faire moine, comme il n’est pas demandé à tout le monde de découvrir l’Amérique, mais aucun être humain digne de ce nom ne peut échapper à la nécessité de s’accomplir spirituellement d’une manière ou d’une autre, de parcourir inlassablement le chemin qui va et vient de la terre au ciel, des nuées à l’eau. Sur ce chemin, les jeunes moines s’élancent “à fond’’, ils l’explorent pour eux-mêmes et pour nous.
Ils vont à la rencontre de leurs propres limites et nous invitent à prendre courage pour faire de même, principalement des limites que nous nous créons à nous-mêmes par le durcissement de notre ego. Au lieu de se recroqueviller frileusement au moment d’entrer dans l’eau, au lieu de chercher à se maintenir “maternés” dans les familles (civiles, sociales, religieuses, etc.) au sein desquelles ils fusionnent, au lieu de se bercer dans d’interminables rêves (illusions, idéologies, etc.), ils pénètrent courageusement en direction de l’au-delà du miroir, ils affrontent ces innombrables combats de la vie (souvent si minimes et pourtant si décisifs !). Il y a en eux cette invincible espérance que nous pouvons entrer dans l’eau sans nous noyer, sans nous laisser empâter dans les désirs de la chair, sans nous laisser coincer par nos impasses, nos désespoirs ni nos échecs. “En avant les pauvres, les humbles, ceux qui pleurent, les persécutés pour la justice.” comme nous y invitent les Béatitudes (d’après la traduction de Chouraqui), car il y a une transmutation à opérer par nous, gens de la terre, si nous savons rester en Connexion avec le ciel.
Tant qu’il y aura des hommes et des femmes pour être fidèles à cet appel, tous les croyants du monde pourront y puiser réconfort. Si nous nous laissons gagner par l’impression qu’ils s’éloignent de nous pour un monde étrange, ce n’est pas bon signe pour nous car cela signifie que nous restons au bord. Nous restons étrangers aux nuages comme à l’eau. Aucune transmutation et donc aucune maturité ne peut s’accomplir en nous.
Toutes deux indispensables, l’une portant l’autre. Sans silence pas de musique (dès le départ) et sans musique, pas de silence (à la longue).
Si la prière est un acte profondément humain qui demande à s’installer dans nos vies (même chez ceux qui la repoussent !) c’est à cause de la nécessité de cet incessant va-et-vient entre l’accessible et l’inaccessible, entre le concret de nos existences et l’insondable qui est en nous, entre tout ce qui demande à devenir eau (réalité palpable) et tout ce qui demande à devenir nuée (esprit).
Un cauchemar : une eau condamnée à ne plus jamais devenir nuée, une eau privée d’air et de lumière, un marécage croupissant dans l’ombre ! Il y a là une triste image de ceux qui se veulent enfermés dans le palpable, empêtrés dans la matière, un ici-bas à courte vue. Un puits qui n’est plus jamais visité devient poison. Il faut y puiser chaque jour si nous voulons que son eau reste vive. Remontant des profondeurs, notre soeur l’eau nous réjouit de ses bienfaits.
Les anciens sages nous recommandent de ne pas papillonner de source en source, de mirage en mirage, mais de creuser notre puits avec patience et persévérance. Chacun de nos puits est un peu diffèrent de tous les autres, à notre image, mais ils se rejoignent tous dans la grande nappe phréatique. Si Dieu est vraiment ce que nous pouvons deviner qu’Il est, Il ne peut être que Seul et Unique, le même pour tous. Et Il est vivant, “le vivant”. Mais par notre faute, si nous n’y puisons jamais, Il peut devenir poison au fond de nos âmes.
Un autre cauchemar : une nuée condamnée à ne plus jamais redevenir eau ! Gaspillée, dispersée dans les espaces désertiques, inutilisables pour la vie… Autre triste image de ceux qui sont emportés dans les espaces interstellaires de leur hyper-mentalisation, de leurs mystiques désincarnées, de leurs idéologies déshumanisées, d’où ils ne peuvent plus rejoindre ni leur vie concrète ni leur prochain.
Durckheim souligne souvent combien tous les malheurs de l’homme, toutes les maladies de sa “psychè” viennent de ce que les instances spirituelles de son être ne sont pas honorées. Oubliées, contredites, elles finissent par exploser en produisant désastres sur désastres, tant au plan individuel qu’au plan collectif. Les psychothérapeutes le savent, il suffit souvent de peu de chose pour aider quelqu’un à sortir du trou ou on le croyait définitivement enterré.
Il suffit que cette personne réharmonise sa musique et son silence, sa nuée et son eau, un déclic suffit à enclencher ce processus : le lâcher-prise, le consentement, l’acte de foi, le mécanisme même des miracles.
De même, une prière qui serait trop nuée ou trop eau, trop musique ou trop silence ne nous tiendrait pas près de Dieu. Car Lui et nous avons besoin d’harmonie.
La nostalgie devant l’impermanence de toute chose est un thème ancien. Selon l’humeur du moment elle peut nous emmener du côté des légèretés ironiques : “Pourquoi s’en faire ? Rien n’a réellement d’importance !” Ou des “à quoi bon ?” désenchantés, désespérés même.
Dans un tout autre sens, c’est le thème du grand sermon de Bouddha : “Ne nous laissons pas engluer dans nos attachements, cela ne ferait qu’exaspérer nos souffrances : ouvrons-nous généreusement à la vérité et à la compassion.” C’est dans cette tradition que sont nés les monastères et qu’aujourd’hui des maîtres de novices y reçoivent leurs jeunes recrues avec un salut affectueux : “Nuages et eau !” qui est un sourire et la promesse des pommiers en fleurs, à la générosité de ces chercheurs de Dieu.
C’est aussi l’un des thèmes les plus chers à Jésus : “Le Royaume appartient à ceux qui sauront entrer volontairement dans la pauvreté par amour.”
La pauvreté du nuage, c’est de consentir à devenir eau.
La pauvreté de l’eau, c’est consentir à devenir nuée.
Et au passage de donner la Vie. Car la logique paradoxale de l’Amour et de Dieu, c’est de vous enrichir de ce que vous donnez !
Jean-Christophe Seznec
Alexandre Jollien
Alice Miller