Lorsque M. X…, jeune philosophe français, arriva au Mont Athos, il avait déjà lu un certain nombre de livres sur la spiritualité orthodoxe, particulièrement la petite philocalie de la prière du Coeur et les récits d’un pèlerin russe. Il avait été séduit sans être vraiment convaincu. Une liturgie, rue Daru à Paris, lui avait inspiré le désir de passer quelques jours au Mont Athos, à l’occasion de vacances en Grèce, pour en savoir un peu plus sur la prière et la méthode d’oraison des hésychastes. Ces silencieux en quête d’ “hésychia”, c’est-a-dire de paix intérieure.
Raconter dans le détail comment il en vint à rencontrer le père Séraphin qui vivait dans un ermitage proche de Saint-Panteleimon (le Roussikon comme l’appellent les Grecs) serait trop long. Disons seulement que le jeune philosophe était un peu las. Il ne trouvait pas les moines ‘‘à la hauteur’’ de ses livres. Disons aussi que s’il avait lu plusieurs livres sur la méditation et la prière, il n’avait pas encore vraiment prié ni pratiqué une forme de méditation particulière ; et ce qu’il demandait au fond, ce n’était pas un discours de plus sur la prière ou la méditation, mais une ‘‘initiation’’ qui lui permettrait de les vivre et de les connaitre du dedans, par expérience et non par “ouï-dire".
Le père Séraphin avait une réputation ambiguë auprès des moines de son entourage. Certains l’accusaient de léviter, d’autres d’aboyer, certains le considéraient comme un paysan ignare, d’autres comme un véritable staretz inspiré du Saint-Esprit et capable de donner de profonds conseils ainsi que de lire dans les coeurs. Lorsqu’on arrivait à la porte de son ermitage, le père Sraphin avait l’habitude de vous observer de la façon la plus indécente : de la tête aux pieds pendant cinq longues minutes, sans vous adresser le moindre mot. Ceux que ce genre d’examen ne faisait pas fuir pouvaient alors entendre le diagnostic cinglant du moine :
Vous, Il n’est pas descendu en dessous du menton.
Vous, n’en parlons pas. Il n’est même pas entré.
Vous, ce n’est pas possible, quelle merveille. Il est descendu jusqu’à vos genoux.
C’est du Saint-Esprit bien sur qu’il parlait et de sa descente plus ou moins profonde dans l’homme. Quelquefois dans la tête mais pas toujours dans le coeur ou dans les entrailles, il jugeait ainsi la sainteté de quelqu’un d’après son degré d’incarnation de l’Esprit. L’homme parfait, l’homme transfiguré, pour lui c’était celui qui était habite tout entier par la Présence de l’Esprit-Saint de la tête aux pieds, “Cela je ne l’ai vu qu’une fois chez le staretz Silouane, lui disait-il, c’était vraiment un homme de Dieu, plein d’humilité et de majesté.”
Le jeune philosophe n’en était pas encore là, le Saint-Esprit s’était arrêté ou plutôt n’avait trouvé de passage en lui que “jusqu’au menton”. Lorsqu’il demanda au père Séraphin de lui parler de la prière du cœur et de l’oraison pure selon Evagre le Pontique. Le père Séraphin commença à aboyer. Cela ne découragea pas le jeune homme. Il insista… alors le père Séraphin lui dit : “Avant de parler de prière du coeur, apprend d’abord à méditer comme la montagne..” et il lui montra un énorme rocher. “Demande-lui comment il fait pour prier. Puis reviens me voir.”
Ainsi commençait pour le jeune philosophe une véritable initiation à la méthode d’oraison hésychaste. La première indication qui lui était donnée concernait la stabilité. L’enracinement d’une bonne assise.
En effet, le premier conseil que l’on peut donner à celui qui veut méditer n’est pas d’ordre spirituel mais physique : assieds-toi.
S’asseoir comme une montagne cela veut dire aussi prendre du poids : être lourd de présence. Les premiers jours le jeune homme avait beaucoup de mal à rester ainsi immobile, les jambes croisées, le bassin légèrement plus haut que les genoux (c’est dans cette posture qu’il avait trouve le plus de stabilité). Un matin il sentit réellement ce que voulait dire méditer comme une montagne. Il était là de tout son poids, immobile. Il ne faisait qu’un avec elle, silencieux sous le soleil. Sa notion du temps avait complètement changé. Les montagnes ont un autre temps, un autre rythme. Etre assis comme une montagne c’est avoir l’éternité devant soi, c’est l’attitude juste pour celui qui veut entrer dans la méditation : savoir qu’il a l’éternité derrière, dedans et devant soi. Avant de bâtir une église il fallait être pierre et sur cette pierre (cette solidité imperturbable du roc) Dieu pouvait bien bâtir son Eglise et faire du corps de l’homme son temple. C’est ainsi qu’il comprenait le sens de la parole Evangélique : “Tu es pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise."
Il resta ainsi plusieurs semaines. Le plus dur était pour lui de passer ainsi des heures “à ne rien faire ‘’. Il fallait réapprendra à être, à être tout simplement - sans but ni motif. Méditer comme une montagne c’était la méditation même de l’Etre, “du simple fait d’Etre’’, avant toute pensée, tout plaisir et toute douleur.
Le père Séraphin lui rendait visite chaque jour, partageant avec lui ses tomates et quelques olives. Malgré ce régime des plus frugal, le jeune homme semblait avoir pris du poids. Sa démarche était plus tranquille. La montagne semblait lui être entrée dans la peau. Il savait prendre du temps, accueillir les saisons, se tenir silencieux et tranquille comme une terre parfois dure et aride, mais aussi parfois comme un flanc de colline qui attend sa moisson.
Méditer comme une montagne avait également modifié le rythme de ses pensées. Il avait appris à “voir” sans juger, comme s’il donnait à tout ce qui pousse sur la montagne “le droit d’exister”.
Un jour, des pèlerins le prenant pour un moine, impressionnés par sa qualité de présence, lui demandèrent une bénédiction. Il ne répondit rien, imperturbable comme la pierre. Ayant appris cela, le soir même le père Séraphin commença à le rouer de coups... Le jeune homme se mit alors à gémir. “Ah bon, je te croyais devenu aussi stupide que les cailloux du chemin... La méditation hésychaste a l’enracinement, la stabilité des montagnes, mais son but n’est pas de faire de toi une souche morte mais un homme vivant.” Il prit le jeune homme par le bras et le conduisit dans le fond du jardin où parmi les herbes sauvages on pouvait voir quelques fleurs. “Maintenant, il ne s’agit plus de méditer comme une montagne stérile. Apprends à méditer comme un coquelicot, mais n’oublie pas pour autant la montagne...”
C’est ainsi que le jeune homme apprit à fleurir...
La méditation c’est d’abord une assise et c’était ce que lui avait enseigné la montagne. La méditation c’est aussi une “orientation” et c’est ce que lui enseignait maintenant le coquelicot : se tourner vers le soleil, se tourner du plus profond de soi-même vers la lumière. En faire l’aspiration de tout son sang, de toute sa sève.
Cette orientation vers le beau, vers la lumière le faisait quelquefois rougir comme un coquelicot. Comme si “la belle lumière" était celle d’un regard qui lui souriait et attendait de lui quelque parfum... Il apprit également auprès du coquelicot que pour bien demeurer dans son orientation, la fleur devait avoir “la tige droite” et il commença à redresser sa colonne vertébrale.
Cela lui posait quelques difficultés, parce qu’il avait lu dans certains textes de la philocalie que le moine devait être légèrement courbé. Quelquefois même avec douleur. Le regard tourné vers le coeur et les entrailles.
Il demande quelques explications au père Séraphin. Les yeux du staretz le regardèrent avec malice : “Ca, c’était pour les costauds d’autrefois. Ils étaient pleins d’énergie, et il fallait un peu les rappeler à l’humilité de leur condition humaine, qu’ils se courbent un peu le temps de la méditation cela ne leur faisait pas de mal... Mais toi, tu as plutôt besoin d’énergie, alors au moment de la méditation redresse-toi, sois vigilant, tiens-toi droit vers la lumière, mais sois sans orgueil... d’ailleurs si tu observes bien le coquelicot, il t’enseignera non seulement la droiture de la tige, mais aussi une certaine souplesse sous les inspirations du vent et puis aussi une grande humilité..."
En effet, l’enseignement du coquelicot était aussi dans sa fugacité, sa fragilité. Il fallait apprendre à fleurir, mais aussi à faner. Le jeune homme comprenait mieux les paroles du prophète : “Toute chair est comme l’herbe et sa délicatesse est celle de la fleur des champs. L’herbe sèche, la fleur se fane... Les nations sont comme une goutte de rosée au bord d’un seau... Les juges de la terre à peine sont-ils plantés, à peine leur tige a-t-elle pris racine en terre... alors ils se dessèchent et la tempête les emporte comme un fétu."(cf. Isaie 40.)
La montagne lui avait donné le sens de l’Eternité, le coquelicot lui enseignait la fragilité du temps : méditer c’est connaitre l’Eternel dans la fugacité de l’instant, un instant droit, bien orienté. C’est fleurir le temps qu’il nous est donné de fleurir, aimer le temps qu’il nous est donné d’aimer, gratuitement, sans pourquoi, car pour qui ? Pour quoi fleurissent-ils, les coquelicots ?
Il apprenait ainsi à méditer “sans but ni profit", pour le plaisir d’être, et d’aimer la lumière. “L’amour est à lui-même sa propre récompense’’, disait saint Bernard. “La rose fleurit parce qu’elle fleurit sans pourquoi”, disait encore Angelus Silesius. “C’est la montagne qui fleurit dans le coquelicot, pensait le jeune homme. C’est tout l’univers qui médite en moi. Puisse-t-il rougir de joie l’instant que dure ma vie.” Cette pensée était sans doute de trop. Le père Séraphin commença à secouer notre philosophe et de nouveau le prit par le bras.
Il l’entraina par un chemin abrupt jusqu’au bord de la mer, dans une petite crique déserte. “Arrête de ruminer comme une vache le bon sens des coquelicots... Aies aussi le coeur marin. Apprends à méditer comme l’océan.”
Le jeune homme s’approcha de la mer. Il avait acquis une bonne assise et une orientation droite. Il était en bonne posture. Que lui manquait-il ? Que pouvait lui enseigner le clapotis des vagues ? Le vent se leva. Le flux et le reflux de la mer se firent plus profond et cela réveilla en lui le souvenir de l’océan. Le vieux moine lui avait bien conseillé en effet de méditer “comme l’océan” et non comme la mer. Comment avait-il deviné que le jeune homme avait passé de longues heures au bord de l’Atlantique, la nuit surtout, et qu’il connaissait déjà l’art d’accorder son souffle à la grande respiration des vagues, j’inspire, j’expire ..., puis, je suis inspiré, je suis expiré, je me laisse porter par le souffle, comme on se laisse porter par les vagues... Ainsi faisait-il la planche, emporté par le rythme des respirations océanes. Cela l’avait conduit parfois au bord d’évanouissements étranges. Mais la goutte d’eau qui autrefois “s’évanouissait dans la mer” gardait aujourd’hui sa forme, sa conscience. Etait-ce l’effet de sa posture ? De son enracinement dans la terre ? Il n’était plus emporté par le rythme approfondi de sa respiration. La goutte d’eau gardait son identité et pourtant elle savait “être un” avec l’océan. C’est ainsi que le jeune homme apprit que méditer c’est respirer profondément, laisser être le flux et le reflux du souffle.
Il apprit également que s’il y avait des vagues en surface, le fond de l’océan demeurait tranquille. Les pensées vont et viennent, nous écument, mais le fond de l’être reste immobile. Méditer à partir des vagues que nous sommes pour perdre pied et prendre racine dans le fond de l’océan. Tout cela devenait chaque jour un peu plus vivant en lui, et il se rappelait les paroles d’un poète qui l’avaient marqué au temps de son adolescence : “L’Existence est une mer sans cesse pleine de vagues. De cette mer les gens ordinaires ne perçoivent que les vagues. Vois comme des profondeurs de la mer d’innombrables vagues apparaissent à la surface, tandis que la mer reste cachée dans les vagues." Aujourd’hui la mer lui semblait moins “cachée dans les vagues”, l’unicité de toutes choses lui semblait plus évidente, et cela n’abolissait pas le multiple. Il avait moins besoin d’opposer le fond et la forme, le visible et l’invisible. Tout cela constituait l’océan unique de la vie. Dans le fond de son souffle n’y avait-il pas la Ruah ? Le pneuma ? Le grand souffle de Dieu ?
“Celui qui écoute attentivement sa respiration, lui dit alors le vieux moine Séraphin, n’est pas loin de Dieu.”
“Ecoute qui est là à la fin de ton expir. Qui est là à la source de ton inspir. Il y avait là en effet quelques secondes de silence plus profondes que le flux et le reflux des vagues, il y avait la quelque chose qui semblait porter l’océan...
Etre dans une bonne assise, être orienté droit dans la lumière, respirer comme un océan, ce n’est pas encore la méditation hésychaste, lui dit le père Séraphin, tu dois apprendre maintenant a méditer comme un oiseau, et il le mena dans une petite cellule proche de son ermitage ou vivaient deux tourterelles. Le roucoulement de ces deux petites bêtes lui parut d’abord charmant mais ne tarda pas à énerver le jeune philosophe. Elles choisissaient en effet le moment où il tombait de sommeil pour se roucouler les mots les plus tendres. Il demanda au vieux moine ce que signifiait tout cela et si cette comédie allait durer encore longtemps. La montagne, l’océan, le coquelicot passe encore (quoiqu’on puisse se demander ce qu’il y a de chrétien dans tout cela), mais maintenant lui proposer cette volaille languissante comme maître de méditation c’en était trop !
Le père Séraphin lui expliqua que dans le premier testament la méditation est exprimée par des termes de la racine “haga” rendus le plus souvent en grec par mélété - meletan - et en latin par méditari - méditatio. La racine en son sens primitif signifie “murmurer à mi-voix’’. Elle est également employée pour désigner des cris d’animaux, par exemple le rugissement du lion (lsaie 31, 4), le pépiement de l’hirondelle et le chant de la colombe (lsaie 38, 14), mais aussi le grognement de l’ours. “Au mont Athos on manque d’ours. C’est pour cela que je t’ai conduit auprès de la tourterelle, mais l’enseignement est le même. Il faut méditer avec ta gorge, non seulement pour accueillir le souffle mais aussi pour murmurer le nom de Dieu jour et nuit...”
Quand tu es heureux, presque sans t’en rendre compte tu chantonnes, tu murmures quelquefois des mots sans signification, et ce murmure fait vibrer tout ton corps de joie simple et sereine.
Méditer c’est murmurer comme la tourterelle, laisser monter en soi ce chant qui vient du coeur, comme tu as appris à laisser monter en toi le parfum qui vient de la fleur... Méditer c’est respirer en chantant. Sans trop t’attarder à sa signification pour le moment, je te propose de répéter, de murmurer, de chantonner ce qui est dans le coeur de tous les moines de l’Athos. “Kyrie eleison, kyrie eleison...” Cela ne plaisait pas trop au jeune philosophe. Lors de certaines messes de mariage ou d’enterrement il avait déjà entendu cela, on traduisait en français par “Seigneur prend pitié".
Le moine Séraphin se mit à sourire : “Oui, c’est une des significations de cette invocation, mais il y en a bien d’autres. Cela veut dire aussi “Seigneur, envoie ton Esprit... ! Que ta tendresse soit sur moi et sur tous, que ton Nom soit béni, etc., mais ne cherche pas trop à te saisir du sens de cette invocation, elle se révélera d’elle-même à toi. Pour le moment sois sensible et attentif à la vibration qu’elle éveille dans ton corps et dans ton coeur. Essaie de l’harmoniser paisiblement avec le rythme de ta respiration. Quand des pensées te tourmentent reviens doucement à cette invocation, respire plus profondément, tiens toi droit et immobile et tu connaitras un commencement d’hésychia, la paix que Dieu donne sans compter à ceux qui l’aiment. ” Le “Kyrie eleison” lui devint au bout de quelques jours un peu plus familier. Il l’accompagnait comme le bourdonnement accompagne l’abeille lorsqu’elle fait son miel. Il ne le répétait pas toujours avec les lèvres. Le bourdonnement devenait alors plus intérieur et sa vibration plus profonde.
Le “Kyrie eleison”, dont il avait renoncé à “penser” le sens , le conduisait parfois dans un silence inconnu et il se retrouvait dans l’attitude de l’apôtre Thomas lorsque celui-ci découvrit le Christ ressuscité “Kyrie eleison”, Mon Seigneur est mon Dieu.
L’invocation le plongeait peu a peu dans un climat d’intense respect pour tout ce qui existe. Mais aussi d’adoration pour ce qui se tient caché à la racine de toutes les existences. Le père Séraphin lui dit alors : “Maintenant tu n’es pas loin de méditer comme un homme. Je dois t’enseigner la méditation d’Abraham.”
Jusqu’ici l’enseignement du staretz était d’ordre naturel et thérapeutique. Les anciens moines, selon le témoignage de Philon d’Alexandrie, étaient en effet des “thérapeutes’’. Leur rôle avant de conduire à l’illumination était de guérir la nature de l’être, de la mettre dans les meilleures conditions pour qu’elle puisse recevoir la grâce, la grâce ne contredisant pas la nature mais la restaurant et l’accomplissant. C’est ce que faisait le vieillard avec le jeune philosophe en lui enseignant une méthode de méditation que certains pourraient appeler “purement naturelle’’. La montagne, le coquelicot, l’océan, l’oiseau, autant d’éléments de la nature qui rappellent à l’homme qu’il doit avant d’aller plus loin, récapituler les différents niveaux de l’être, ou encore les différents règnes qui composent le macrocosme. Le règne minéral, le règne végétal, le règne animal... Souvent l’homme a perdu le contact avec le cosmos, avec le rocher, avec les animaux et cela n’est pas sans provoquer en lui toutes sortes de malaises, de maladies, d’insécurité, d’anxiété. Il se sent “de trop’’, étranger au monde. Méditer c’était d’abord entrer dans la méditation et la louange de l’univers car “toutes ces choses savent prier avant nous", disent les pères. L’homme est le lieu ou la prière du monde prend conscience d’elle-même. L’homme est là pour nommer ce que balbutient toutes créatures. Avec la méditation d’Abraham, nous entrons dans une nouvelle et plus haute conscience qu’on appelle la foi, c’est-a-dire l’adhésion de l’intelligence et du cœur à ce “Tu” ou à ce “Toi” qui est, qui transparait dans le tutoiement multiple de tous les êtres. Telle est l’expérience et la méditation d’Abraham : derrière le frémissement des étoiles il y a plus que les étoiles, une présence difficile à nommer, que rien ne peut nommer et qui a pourtant tous les noms...
C’est quelque chose de plus que l’univers et qui pourtant ne peut pas être saisi en dehors de l’univers. La différence qu’il y a entre Dieu et la Nature, c’est la différence qu’il y a entre le bleu du ciel et le bleu d’un regard... Abraham, au-delà de tous les bleus, était en quête de ce regard...
Après avoir appris l’assise, l’enracinement, l’orientation positive vers la lumière, la respiration paisible des océans, le chant intérieur, le jeune homme était ainsi invité à un éveil du coeur. “Voici tout à coup que vous êtes quelqu’un.” Le propre du coeur c’est, en effet, de personnaliser toute chose et, dans ce cas, de personnaliser l’Absolu, la Source de tout ce qui est et respire, la nommer, l’appeler “Mon Dieu, Mon Créateur” et marcher en Sa Présence. Méditer pour Abraham c’est entretenir sous les apparences les plus variées le contact avec cette Présence. Cette forme de méditation entre dans les détails concrets de la vie quotidienne. L’épisode du chêne de Mambré nous montre Abraham “assis à l’entrée de la tente, au plus chaud du jour", et là, il va accueillir trois étrangers qui vont se révéler être des envoyés de Dieu. Méditer comme Abraham, disait le père Séraphin “c’est pratiquer l’hospitalité, le verre d’eau que tu donnes à celui qui a soif, ne t’éloigne pas du silence, il te rapproche de la source”. “Méditer comme Abraham, tu le comprends, n’éveille pas seulement en toi de la paix et de la lumière, mais aussi de l’Amour pour tous les hommes.” Et le père Séraphin lut au jeune homme le fameux passage du livre de la Genèse ou il est question de l’intercession d’Abraham :
“Abraham se tenait devant “YHWH celui qui est - qui était – qui sera”. Il s’approcha et dit : “Vas-tu vraiment supprimer le juste avec le pêcheur ? Peut-être y a-t-il cinquante justes dans la ville, vas-tu vraiment les supprimer et ne pardonneras-tu pas à la cite pour les cinquante justes qui sont dans son sein ?...”
Abraham, petit à petit, dut réduire le nombre des justes pour que ne soit pas détruite Sodome.
“Que mon Seigneur ne s’irrite pas et je parlerai une dernière fois : peut-être s’en trouvera-t-il dix ?...” (cf. Genèse 18, 16). Méditer comme Abraham c’est intercéder pour la vie des hommes, ne rien ignorer de leur pourriture et pourtant “ne jamais désespérer de la miséricorde de Dieu.”
Ce genre de méditation délivre le coeur de tout jugement et de toute condamnation, en tout temps et en tout lieu, quelles que soient les horreurs qui lui soient données de contempler il appelle le pardon et la bénédiction.
Méditer comme Abraham cela conduit encore plus loin. Le mot avait du mal a sortir de la gorge du père Séraphin, comme s’il avait voulu épargner au jeune homme une expérience par laquelle il avait du lui-même passer et qui réveillait dans sa mémoire un subtil tremblement : cela peut aller jusqu’au Sacrifice. .. Et il lui cita le passage de la Genèse ou Abraham se montre prêt à sacrifier son propre fils Isaac. “Tout est à Dieu, continua en murmurant le père Séraphin. Tout est de lui, par lui et pour lui” ; méditer comme Abraham te conduit à cette totale dépossession de toi-même et de ce que tu as de plus cher... cherche ce à quoi tu tiens le plus, ce avec quoi tu identifies ton moi... pour Abraham c’était son fils, son unique, si tu es capable de ce don, de cet abandon total, de cette infinie confiance en celui qui transcende toute raison et tout bon sens, tout te sera rendu au centuple : “Dieu pourvoira. ” Méditer comme Abraham c’est n’avoir dans le coeur et la conscience “rien d’autre que Lui’’. Quand il monta au sommet de la montagne, Abraham ne pensait qu’à son fils. Quand il redescendit il ne pensait qu’à Dieu.
Passer par le sommet du sacrifice, c’est découvrir que rien n’appartient au “moi”. Tout appartient à Dieu. C’est la mort de l’ego et la découverte du “Soi”. Méditer comme Abraham c’est adhérer par la foi à celui qui transcende l’Univers, c’est pratiquer l’hospitalité, intercéder pour le salut de tous les hommes. C’est s’oublier soi-même et rompre ses attaches les plus légitimes pour se découvrir soi-même, nos proches et tout l’Univers, habité de l’infini présence de ‘‘Celui-là seul qui Est".
Le père Séraphin se montrait de plus en plus discret. Il sentait les progrès que faisait le jeune homme dans sa méditation et sa prière. Plusieurs fois il l’avait surpris, le visage baigné de larmes, méditant comme Abraham et intercédant pour les hommes. “Mon Dieu, ma miséricorde, que vont devenir les pêcheurs... ?” C’est le jeune homme qui un jour vint vers lui et lui demanda : “Père, pourquoi ne me parlez-vous jamais de Jésus ? Quelle était sa prière à lui, sa forme de méditation ? Dans la liturgie, dans les sermons on ne parle que de lui. Dans la prière du coeur, telle qu’on en parle dans la philocalie, c’est bien son nom qu’il faut invoquer. Pourquoi ne me dites-vous rien ?”
Le père Séraphin eut l’air troublé. Comme si le jeune homme lui demandait quelque chose d’indécent, comme s’il lui fallait révéler son propre secret. Plus grande est la révélation que l’on a reçue, plus grande doit être l’humilité pour la transmettre. Sans doute ne se sentait-il pas assez humble : “Cela, ce n’est que l’Esprit-Saint qui peut te l’enseigner. Nul ne sait qui est le fils, si ce n’est le père, ou qui est le père si ce n’est le fils et celui a qui le fils veut bien le révéler" (Luc 10, 22). Il faut que tu deviennes fils pour prier comme le fils et entretenir avec Celui qu’il appelle son père et notre Père les mêmes relations d’intimité que lui, et cela c’est l’oeuvre de l’Esprit-Saint, il te rappellera tout ce que Jésus a dit. L’Evangile deviendra vivant en toi et il t’apprendra à prier comme il faut.
Le jeune homme insista. Dites-moi encore quelque chose. Le vieillard lui sourit. “Maintenant, dit-il, je ferai mieux d’aboyer. Mais tu prendrais encore cela pour un signe de sainteté. Mieux vaut te dire les choses simplement.
Méditer comme Jésus, cela récapitule toutes les formes de méditation que je t’ai transmises jusqu’à maintenant. Jésus est l’homme cosmique. Il savait méditer comme la montagne, comme le coquelicot, comme l’océan, comme la colombe. Il savait méditer aussi comme Abraham. Le coeur sans limites, aimant jusqu’à ses ennemis, ses bourreaux : “Père pardonne-leur, ils ne savent pas ce qu’ils font.” Pratiquant l’hospitalité à l’égard de ceux qu’on appelait les malades et les pécheurs, des paralyses, des prostituées, des collabos… La nuit il se retirait pour prier dans le secret et là, il murmurait comme un enfant “abba”, ce qui veut dire “ papa’‘. Cela peut te sembler tellement dérisoire, appeler “papa” le Dieu transcendant, infini, innommable, au-delà de tout ! C’est presque ridicule et pourtant c’était la prière de Jésus, et dans ce simple mot tout était dit. Le ciel et la terre devenaient terriblement proches. Dieu et l’homme ne faisaient qu’un. .. Peut-être faut-il avoir été appelé “papa” dans la nuit pour comprendre cela... Mais aujourd’hui ces relations intimes d’un père et d’une mère avec leur enfant ne veulent peut-être plus rien dire. Peut-être que c’est une mauvaise image ?...
C’est pour cela que je préférais ne rien te dire, ne pas employer d’image et attendre que l’Esprit-Saint mette en toi les sentiments et la connaissance qui étaient dans le Christ Jésus et que cet “abba” ne vienne pas du bout des lèvres mais du fond du coeur. Ce jour-là tu commenceras à comprendre ce que sont la prière et la méditation des hésychastes. ”
Le jeune homme resta encore quelques mois au Mont Athos. La prière de Jésus l’entraînait dans des abimes, parfois au bord d’une certaine “folie” : “Ce n’est plus moi qui vit, c’est le Christ qui vit en moi”, pouvait-il dire avec saint Paul. Délire d’humilité, d’intercession, de désir “que tous les hommes soient sauvés et parviennent à la pleine connaissance de la vérité”. Il devenait Amour, il devenait feu. Le buisson ardent n’était plus pour lui une métaphore mais réalité : “Il brûlait et pourtant il n’était pas consumé.” D’étranges phénomènes de lumière visitaient son corps. Certains disaient l’avoir vu marcher sur l’eau ou se tenir assis immobile à trente centimètres du sol...
Cette fois le père Séraphin se mit à aboyer. “Ca suffit ! Maintenant, va !” et il lui demanda de quitter l’Athos, de rentrer chez lui et là il verrait bien ce qui reste de ses belles méditations hésychastes !...
Le jeune homme partit. Il revint en France. On le jugea plutôt amaigri et on ne trouva rien de très spirituel dans sa barbe plutôt sale et son air négligé... Mais la vie de la ville ne lui fit pas oublier l’enseignement de son staretz !
Quand il se sentait trop agité, n’ayant jamais le temps, il allait s’asseoir comme une montagne à la terrasse du café. Quand il sentait en lui l’orgueil, la vanité, il se souvenait du coquelicot, “toute fleur se fâne", et de nouveau son coeur se tournait vers la lumière qui ne passe pas. Quand la tristesse, la colère, le dégoût envahissaient son âme, il respirait au large, comme un océan, il reprenait haleine dans le souffle de Dieu, il invoquait son Nom et murmurait “Kyrie eleison’’. Quand il voyait la souffrance des hommes, leur méchanceté et son impuissance à changer quelque chose, il se souvenait de la méditation d’Abraham. Quand on le calomniait, qu’on disait sur lui toutes sortes de choses infâmes, il était heureux de méditer ainsi avec le Christ... Extérieurement, il était un homme comme les autres. Il ne cherchait pas à avoir “l’air d’un saint”. Il avait même oublié qu’il pratiquait la méthode d’oraison hésychaste, simplement il essayait d’aimer Dieu instant après instant et de marcher en sa Présence...
Jean-Christophe Seznec
Alexandre Jollien
Alice Miller