Dans l’acte de méditer, la conscience se retrouve face à son propre miroir. Et c’est d’ailleurs une des premières révélations de la méditation que ce spectacle de l’agitation mentale personnelle qui se détache et défile sur l’écran blanc de notre esprit. Dès que nous nous asseyons en posture de silence, nous assistons à une pièce dont l’acteur principal est nous-même, nous suivons un film (série B) dont les péripéties sont faites de nos fantasmes, désirs, angoisses, problèmes, espoirs, joies et des mille détails dont se pétrit notre quotidien. Nous nous rendons compte alors que notre pire ennemi, comme notre meilleur allié, se trouve en nous-même, car nos peurs paralysent notre action en ce monde, car notre manque de détachement nous ligote, car enfin, le lâcher-prise intérieur, l’éveil d’une conscience de soi plus vaste et le regard neuf suscité par notre méditation nous permettent d’avancer dans un nouvel espace de liberté.
Méditation=mot valise, mot fourre-tout.
Sur ce terme, le dictionnaire Robert dit : “soumettre à une longue et profonde réflexion" ou encore : “pensée profonde, attentive sur un sujet particulier”. Or le principe même de la méditation, telle qu’on peut la concevoir aujourd’hui, se situe bien au-delà de la pensée : il s’agit au contraire de laisser décanter son esprit, de faire table rase d’aller « de pensée en non-pensée et de non-pensée en pensée », ainsi qu’on le stipule dans le zen, il s’agit d’atteindre le plein-vide, le creux en soi qui est ouverture à l’univers, il s’agit de contacter cet être en soi dont nous parlent tous les mystiques et Heidegger :
L’Etre est un produit de la pensée ?
La pensée est toujours avenant de l’Etre.
Apprenez d’abord à remercier.
Et vous pourrez penser.
Rien n’est en vain
Tout est unique
(Signes)
Perdu dans ses pensées, on ne voit pas le monde.
Perdu dans la pensée on oublie l’être qui existe en nous. Ce matin, au lever, impossible d’écrire. Le cheval fou de mes pensées virevoltait dans ma tête et mon corps, hébétés. Je m’assieds alors en posture de méditation, en zazen. Plonge dans l’écoute du silence. Le flot tumultueux alors se tarit, devient vent dans le vent qui dehors souffle. L’aube se lève. Je salue mains jointes, déplie mes jambes, me lève et la présence de la nature, le vert des oliviers, le chant des oiseaux m’envahissent : d’un regard le buisson ardent est là, l’univers vibre et flamboie de ses énergies. La vie éclate partout. La vie déferle en moi, autour de moi. Puis tout rentre dans la norme. Claire.
Je m’assieds alors pour écrire ce texte et la plume court simplement sur le papier.
Méditer : entrer en osmose
Méditer c’est trouver un moment de calme pour se poser et se laisser, immobile, traverser par le flux des pensées et préoccupations qui s’en vont alors et cessent d’occuper, d’envahir le champ de la conscience. Libérée, celle-ci devient plus apte à servir. La méditation n’est pas oubli mais recentrage. Rééquilibrage de nos deux cerveaux.
Méditer c’et comme rentrer au foyer, car on y retrouve et le calme de la maison idéale et la chaleur de l’âtre (être) vivant. Vrai. Mais c’est aussi un acte volontaire, guerrier, qui consiste à briser le moi des habitudes et apparences, sortir de sa coquille égotique et figée, se dégager de l’armure caractérielle.
Méditer : se mettre face à son karma et le laisser s’écouler hors de nous. Vider le récipient de l’esprit.
Méditer = montagne.
Karma = nuages
Gurdjieff le rappelait sans cesse : l’acte d’éveil est un travail.
Dans ce cas précis c’est un :
Travail sur la colonne vertébrale, notre axe de vie qu’il faut alors redresser, déployer dans l’assise.
Travail sur la respiration : nous préconisons l’expiration profonde et abdominale, vers le hara, tel que pratiquée dans le zen et les arts martiaux.
Travail sur la posture : épaules à détendre, nuque à tenir droite, pouces opposés qui ne doivent faire « ni montagne, ni vallée… »
Travail sur l’immobilité : par l’arrêt du geste et le silence se développent patience, endurance et pacification nerveuse.
Travail sur la conscience : « laisser passer les pensées comme des nuages dans le ciel » sans les entretenir ni les retenir crée un double processus d’auto-analyse et de vidange du trop-plein cérébral.
Méditer c’est, suivant le koan zen : faire sans faire.
Les écueils
Dans cette pratique existent bien sûr maints écueils :
Le manque de patience qui se traduit par l’énervement, l’excitation : on voudrait se lever et fuir, les pouces se lèvent, les nerfs s’exacerbent. Se concentrer sur la respiration, fermer les yeux, rentrer dans l’effort et tout s’arrange.
L’assoupissement : on s’endort au sein de sa posture, la tête tombe ou dodeline, les pouces s’écroulent. Respirations profondes, yeux ouverts, et forte détermination y pallient.
Autres écueils majeurs : appelés bonnos dans le zen, ce sont nos traces karmiques, tous nos désirs inavoués, nos blocages essentiels, héréditaires et situationnels, nos frustrations qui se bousculent au portillon et s’attachent, s’agglutinent, pèsent sur notre méditation. La fleur du lotus pousse dans la vase, dit un koan zen : La fleur de l’éveil se développe sur la boue existentielle. C’est la pratique de la posture elle-même qui crée la transmutation du plomb en or.
Méditation = alchimie intérieure.
Enfin il faut parler ici des visions diverses qui peuvent survenir : hallucinations, images hypnagogiques, reflets du rêve éveillé, projections mentales qui ont l’air de devenir réalité. Un adage zen dit : “Si le diable vient, donne-lui cent coups de bâtons, si Bouddha vient donne lui cent coups de bâtons’’. Bonne façon de réaliser que même les visions béatifiques ou divines sont finalement des obstacles sur le chemin du silence. Seule voie conduisant à la réalité suprême. Ce silence qui “rend le moi fluide” (Davy) et dissout lentement l’ego mesquin, s’ouvre au mystère et à la reconnaissance du mystère. Plénitude.
Le silence est le mystère du monde futur.
La parole est l’organe du monde présent.
Isaac le Syrien
Les pièges
Oui, il faut savoir “prendre refuge” dans le dharma de la méditation, suivant le mot du Bouddha. Mais ne pas tomber dans l’ornière du quiétisme. Il faut considérer la méditation comme un havre de paix qui permet de mieux poursuivre l’effort quotidien, la lutte vitale, la marche en avant : la Voie est sous nos pieds (koan zen).
Car l’acte de méditer peut lui aussi devenir une routine, un confort, une habitude parmi d’autres : “une âme habituée est une âme morte”, disait Bachelard. Sa phrase peut s’appliquer à cela aussi et se rattacher à celle du patriarche qui reprochait à des moines de perdre leur temps à rester assis “comme des grenouilles’’. L’excès en tout nuit.
De même, ce n’est pas parce que l’on médite qu’on doit croire avoir tout compris et trouvé. On ne trouve ni ne comprend jamais assez, on avance, c’est tout. Or, je suis toujours surpris, dans divers colloques ou communautés spirituelles, de voir les mines compassées de rigueur d’un certain nombre d’esprits sectaires qui se prennent pour des êtres réalisés se croient très occupés par leur rôle et toisent les autres du haut de leur nirvana. Les pauvres ne font que refléter le ridicule de leur ego qui a trouvé un nouveau masque. Faut-il rappeler ici que le sens latin du mot personne est : masque ? Personne = masque = personne. De même pour ceux qui se targuent de la véracité unique d’une théorie spirituelle par rapport à une autre. Les principes qui guident toute démarche spirituelle sont simples et se retrouvent, accommodés de sauces diverses, partout. Et une fois digéré l’apport oriental, il suffirait de se rendre compte que méditer c’est aussi naturel que boire et manger.
De plus, notre méditation est nouvelle chaque jour.
Chaque jour, ‘‘ je” est autre. Chaque jour le temps change et chaque instant. De même notre corps-esprit.
Une fois que l’on a commence à pénétrer dans l’esprit unique de la méditation, celui-ci ne nous quitte pas mais attention à la paresse qui nous fait dire : à quoi bon ? Attention au laisser-aller qui nous fait oublier la nécessaire répétition de l’acte, de la pratique. Maitre Deshimaru répétait sans cesse que l’effort devait être frais (you must be fresh), sans cesse renouvelé, aussi original que celui du premier jour de découverte et de pratique. Et il ajoutait : “Votre posture ne doit pas être comme une bouteille de bière éventée”. C. Q.F.D.
De même, lorsqu’on vient me demander, à l’issue d’une conférence, et c’est fréquent : “Ma pratique de méditation ne m’apporte plus rien, j’en ai marre, que faire ? J’ai l’impression de tourner en rond. ” Je réponds toujours : “Mais là aussi, lâchez prise, prenez des vacances, cesser de vouloir à tout prix obtenir quelque chose, quittez quelque temps, quelques jours, votre pratique, son esprit ne vous quittera pas et vous vous apercevrez ainsi, et bien mieux, de son absolue utilité dans vos vies : naturellement, automatiquement, inconsciemment pour reprendre trois mots clés de Deshimaru, l’envie de méditer reviendra. ”
Enfin, autre piège sur la voie : avec des amis méditant, créer une tribu exclusive, qui sait tout sur tout, refuse l’expérience d’autrui et la critique. Le fait de tomber dans un clan sectaire se révèle peut-être intéressant pour l’esprit grégaire et le besoin de convivialité, mais contraire à l’ouverture suscitée par une pratique juste.
Mais le pire piège reste celui de se croire illuminé, parvenu à un stade quelconque de sagesse. Car si Dieu est aussi proche de nous que notre veine jugulaire, la folie l’est aussi.
Oui, dans le silence et le vide de la méditation, vie et mort se retrouvent, se relient, fusionnent.
Oui, il existe là un savoir absolu au-delà du savoir. Une protoconscience primordiale et mystérieuse, que l’on peut, en tout cas, ressentir. Fond secret auquel maitre Eckardt fait allusion.
Oui “la posture exclut l’imposture” (Jacques Brosse), et l’acte même de la méditation sauve et régénère.
Encore faut-il savoir et vouloir s’y plonger, avec courage, détermination, vigueur, patience. Sans rien en attendre que l’effort lui-même, qui, seul, suffit à notre metanoia, notre métamorphose, notre transformation incessante et quotidienne.
La chose la plus insolite que l’être humain puisse rencontrer est peut-être ce silence méconnu que nous portons en nous-même.
Ce texte est extrait du numéro 67 de la revue Question de parue en 1986 et aujourd’hui épuisée.
Jean-Christophe Seznec
Alexandre Jollien
Alice Miller