"Les frontières de l’espèce délimitent le territoire inviolable à l’intérieur duquel s’éveillent les désirs et les pulsions du sexe : territoire ou se déploie le vaste arsenal des stratégies et stratagèmes que la nature a inventés bien avant nous pour séduire ; car chaque espèce est enfermée dans ses propres barrières : l’attrait sexuel ne se manifeste qu’entre ses membres : les autres êtres ne provoquent aucun émoi ! On ne tombe jamais amoureux d’une poule ou d’un éléphant. Pas même d’un chien ou d’un chat. On s’y attache certes, on les aime, mais autrement.
"La quantité d’énergie dépensée à canaliser les pulsions et les impulsions que notre vieux cerveau laisse monter comme des bulles à la surface de la conscience est impressionnante. Elle suffit amplement à nous angoisser et à nous distraire. Elle témoigne en tout cas de la force primordiale de la sexualité qui est la flèche et l’aiguillon, et le dard de la vie. Enorme investissement dans un domaine ou la vie ne lésine pas sur ses moyens des lors qu’il s’agit de son propre avenir."
Dans ces quelques lignes, tirées de votre livre « Les plantes : amours et civilisation végétales », vous évoquez l’essence biologique de la sexualité des espèces.
Et d’après vous dans quelles frontières la sexualité de l’espèce humaine se délimite-t-elle aujourd’hui ?
Je crois que la sexualité est une force très importante qu’il faut surtout éviter de piétiner ou mettre un couvercle dessus. C’est l’erreur fatale qui a été commise au cours du XIX’ siècle du point de vue religieux. Ceci étant dit, je crois qu’il est impossible de vivre un couple sur la seule base de la sexualité. Il faut qu’il y ait un réseau de valeurs d’un autre ordre qui s’imbriquent et qui sont de l’ordre de l’esprit et de l’âme. L’autre n’est pas un objet à consommer. Ce que l’on consomme abondamment finit par se consumer. La consommation aboutit toujours à la consumation. L’autre est à prendre corps, âme, et esprit. De sorte que si la sexualité est très importante, le reste l’est tout autant. Mais c’est très souvent oublié ! On peut vivre avec la formule de la réconciliation sur l’oreiller un enfer toute une vie !
Dans la Nature on trouve des compatibilités et des incompatibilités fondamentales. Par exemple, il y a des champignons qui ne vivent qu’avec une seule espèce d’arbres, les truffes avec les chênes, ou les bolets avec les mélèzes. Ce sont de beaux exemples de compatibilité et de fidélité, car ni l’un ni l’autre des partenaires ne peut vivre seul. C’est l’effet mycorhize : les filaments du champignon alimentent les racines de l’arbre.
Ce sont des modèles de compatibilité très stricts, qui ont peu de souplesse, car si l’un disparait, l’autre disparait aussi. Cependant, on ne peut pas s’arrêter a ces derniers lorsqu’il s’agit de chercher des modèles pour l’Homme car dans de telles associations, la sexualité n’est pas en jeu. Mais l’homme peut retrouver dans la nature des lois qui président au fonctionnement de sa propre espèce.
Et la loi des compatibilités et des incompatibilités est un monde très important. Lorsque nous avons une attirance vers quelqu’un, cette attirance doit être bien pesée, bien conscientisée. Le monde humain est un monde très diversifié. On peut presque comparer chaque individu à une espèce différente, tellement les diversités culturelles sont importantes, et de même qu’il y a des incompatibilités de pollen entre espèces végétales par exemple, il y a autant de compatibilités et d’incompatibilités d’entente entre les individus. Il faut en être très conscient et ne pas forcer les relations, ne pas les dénaturer. Il y a des incompatibilités de fond essentielles qu’on ne dépasse pas. Mais évidemment, il y a la tromperie du désir qui est le piège suprême... Depuis Adam et Eve c’est le piège et il est trompeur car en tant que "condition nécessaire" il le faut, mais en tant que "condition suffisante" certainement pas. Le désir est nécessaire mais insuffisant. Et là, il faut savoir que nous marchons tous sur des chemins initiatiques qui sont des chemins a épreuves, et que nous sommes invités à sauter les épreuves les unes après les autres. Il faut savoir aussi que la vie n’est pas un paradis terrestre... Le paradis c’est pour avant et c’est pour après ! L’idée qu’on peut se faire que la vie est un paradis est une erreur ! Qui n’existe pas ! Et la nature, d’ailleurs, nous l’enseigne ! Elle est très sévère. C’est la compétition partout, une lutte pour se faire une place au soleil ; c’est souvent la loi du plus fort, du plus malin. Parfois du plus gentil... Et nos sociétés fonctionnent également avec des systèmes de compétitions, de coopérations, de crises, de disharmonies. La nature nous donne un modèle de comment " ça fonctionne". Et nous fonctionnons "comme ça". Mais nous avons l’intelligence en plus. Donc, nous devons à la fois "connaître le comme ça" et "émerger du comme ça". "Connaitre le comme ça" c’est "se connaitre" et "connaitre les autres", et, "émerger du comme ça", c’est se dépasser. Nous sommes à la fois appelés à nous connaitre et nous dépasser. Ce sont deux mouvements qui se fondent dans la même dynamique.
Pensez-vous qu’il y ait un lien entre l’effondrement des valeurs qui déterminent l’unité familiale (et donnent l’unité du couple) et la crise écologique qui marque dramatiquement le divorce de l’homme moderne de la Nature ?
Dans toute crise il y a sans aucun doute l’abandon, le refus des traditions, quelles qu’elles soient, et la crise écologique n’échappe pas à cette règle. Les schémas culturels du passé sont bannis, peut-être à bon droit d’ailleurs pour certaines choses, mais ne sont pas remplacés par de nouveaux schémas appropriés. Et je crois que la crise du couple manifeste le fait que nous n’avons plus une culture qui nous est propre. La culture qui nous échoie actuellement est une sous-culture : la culture des séries télévisées américaines. C’est ca, la culture officielle de l’Europe actuelle ! La crise du couple est elle aussi liée à la perte de l’enracinement culturel et se trouve donc entièrement à la merci du n’importe quoi. La seule loi que la nature nous enseigne c’est que le n’importe quoi n’existe nulle part, et que chaque espèce a véritablement son patrimoine génétique, son génome qui détermine son comportement, ce qui fait que ses comportements ne sont jamais désordonnés. Ils correspondent à la loi de l’espèce. Or, l’homme prétend s’être libéré de la nature et donc être en-dehors de toute loi qui s’imposerait à lui. C’est ce qu’il dit ! Et c’est ce qu’il pense au nom des philosophies qui prônent la libération de l’Homme de l’emprise avec la nature. Or, il serait la seule et unique espèce qui pourrait enfreindre généreusement toutes les lois de la nature qui, somme toute, sont des lois structurantes ! On peut ne pas penser cela et penser au contraire qu’il a sa loi intérieure à laquelle il est tenu d’obéir. Cette loi intérieure est un code de valeur qui se résumerait assez bien dans le "ne fait pas aux autres ce que tu ne veux pas qu’on fasse à toi-même", qu’on retrouve dans toutes les grandes religions. Le n’importe quoi n’existe nulle part. Il existe mille façons différentes dans les espèces animales et végétales - même deux mille, voir trois mille...- de vivre la sexualité, et la seule qui n’existe pas c’est qu’une espèce fasse n’importe quoi. Puisqu’aucune espèce ne fait n`importe quoi, pourquoi irions-nous nous imaginer que l’homme puisse faire n’importe quoi ? Il a une loi intérieure qui est la loi de son espèce, la loi de son émergence, et il faut qu’il obéisse à cette loi. C’est à la fois une loi de l’espèce et une
écoute intérieure. Le n’importe quoi qui m’arrange, n’arrange pas forcement l’autre, et s’il est rare que le moi soit atrophié, il est par contre courant qu’il soit hypertrophié. Le danger, dans le monde actuel, vient plus de l’hypertrophie des "moi" que de leur atrophie. C’est ainsi que l’autre n’existe plus. Et par conséquent, on constate que les couples, eux aussi, n’existent plus. Il y a un couple à partir du moment où il y a un projet partage. L’idée de projet est essentielle. L’idée de "Nous" autour d’un projet. Les "moi" s’affirment souvent de façon exclusive dans le couple. La sous-culture américaine entraine l’affirmation continue du "moi’ et restreint le
"Nous", qui ne se construit que sur un projet. L’idée de la complémentarité est devenue aujourd’hui anti-culturelle, alors qu’elle est une réalité de base fondamentale qu’on ne peut pas nier. Les deux sexes n’ont pas la même finalité, la même vocation. Vouloir affirmer le contraire est affirmer quelque chose qui est contre nature. Jamais les hommes n’engendreront des enfants ! La nature dispose au départ d’une complémentarité qui doit s’exercer à tous les niveaux de la vie du couple. Deux entités identiques, voir non complémentaires, ne forment jamais un couple : deux "moi’ exclusifs ne donnent jamais un "nous".
Comment une nouvelle alliance de l’Homme avec la Nature transformerait- elle les relations des Hommes entre eux, (et donc les relations de couples) ?
Il est vrai, que nous ne sommes plus environnés par la nature au quotidien. De ce point de vue, la rupture est totale. Les technologies modernes nous séparent complètement de la nature et pour la majorité des gens, la nature n’est plus qu’une toile de fond mais pas le théâtre de leur vie. A partir de là, le caractère structurant de la nature disparait et l’homme le remplace par sa raison. Mais cette raison a besoin d’être lestée et enracinée en permanence dans les grandes lois de la nature. Croire qu’on peut faire fi de ces grandes lois parce qu’on est rationnel est une erreur absolue ! Au contraire, c’est parce qu’on est rationnel que l’on doit mieux encore retrouver les valeurs fondamentales de la nature. Ca, c’est quelque chose qu’on a complètement oublié. Et la nature ne joue plus son rôle d’environnement au quotidien. Est-ce-que ca joue un rôle sur les mauvaises relations des hommes entre eux... surement oui... parce que les gens qui sont proches de la nature la voient fonctionner. Ils sont dans les lois de la nature et ils les voient. Ces lois ne prétendent pas au couple monogame mais elles énoncent des structures qu’on ne peut pas enfreindre. Les animaux ont chacun leurs styles, leurs rythmes et leurs rites. L’homme, c’est la même chose, mais c’est un animal culturel.
Et il faut que sa propre culture prenne le relais de la Nature, sans pour autant se couper d’Elle. Il y a une ligne de crête à trouver. Et je constate que lorsque nous perdons cette ligne de crête, tout peut basculer, et c’est vite la décadence...
Un extrait du dernier chapitre de votre livre « Les plantes : amours et civilisations végétales » (ed. Fayard) complète très bien ce que vous évoquez :"Si la nature nous offre ses modèles, éclairant aussi nos propres comportements, elle ne nous livre pas pour autant des règles de conduite infaillibles. Bien malin qui voudrait tirer une morale de la nature, car elle dépasse toutes nos morales. Elle remet en cause toutes nos certitudes, dément nos hypothèses, prend a rebours notre logique. Comme la vie, elle nous cache son mystère. Car elle est d’une essence qui nous dépasse infiniment. D’une essence divine. Qui sait la contempler avec humilité mérite ses leçons : il perçoit alors une invite pressante à poursuivre, avec l’intelligence au coeur, l’oeuvre entreprise des origines du monde, à renouveler l’alliance immémoriale de l’homme avec la vie, la nature, l’univers. Unifier et pacifier, c’est jardiner la terre avec amour, comme au temps d’Eden... Car Eden pourrait être demain ; c’est comme le disait Shakespeare, façonner nos fins, si grossières que soient nos ébauches. "
Oui, je trouve que le délitage tel qu’on le voit maintenant, tant dans les relations de l’homme avec la nature, que dans les relations des hommes entre eux, et dans les relations de couple est quelque chose de très, très affligeant. L’évolution du nombre des divorces est une réalité très angoissante pour les enfants comme pour les parents qui se séparent. Ce sont des constats d’échec ! Du point de vue des valeurs, on a fait de la séparation une valeur ! Elle est cotée en bourse ! C’est l’affirmation de l’indépendance, de la soi-disant liberté ! Il faudrait que la société, l’éducation, l’environnement, aident les hommes et les femmes à entrer dans la vie de couple avec beaucoup de réflexion, de ténacité, de patience, de constance et de fidélité, bien sur. Le sens de la responsabilité est une notion qui est étrangère au monde moderne parce que la société dans son fonctionnement actuel stimule complètement les instincts de consommation de l’Homme mais jamais la responsabilité de l’Homme par rapport aux autres Hommes et à l’Univers. L’instinct de consommation et les désirs sont stimulés continuellement. Par contre, rien ne va dans le sens du murissement de l’adulte responsable. A la limite, les adultes deviennent responsables quand ils ont eu beaucoup d’échecs à leur actif, si tant est qu’ils en aient tiré les conséquences, ce qui n’est pas sûr du tout. Souvent les échecs sont répétitifs. Nous sommes dans un monde qui ignore totalement la notion de "responsabilité" et la notion de "personne", car il standardise tout ! C’est un monde standard qui crée des besoins, qui crée des désirs et qui ne respecte pas les personnes. Un monde qui nous fait courir en permanence vers des besoins artificiels qui faussent complètement la sphère du désir ! Ces désirs artificiels créent un écran entre les besoins profonds et la réalité, ils se substituent frauduleusement aux besoins essentiels qui sont l’amour, l’affection, la tendresse, le respect, etc.
Nous vivons dans une société terriblement frustrante et radicalement fausse dans son mécanisme et ses motivations. Alors, bien sûr, le couple est le microcosme qui exprime cette décadence, cette grande distraction collective aux dépends des réelles et profondes nécessités de l’être humain.
Quelles sont, pour vous, les valeurs qui vous paraissent les plus importantes et les plus déterminantes à la réussite d’une vie de couple ?
La prise de conscience de soi, avec ses échecs et ses pauvretés. Une connaissance authentique de soi-même. Le jeu loyal de la fidélité autant qu’il est possible. Le "’Je" dans le sens de manque de respect de l’autre n’a pas sa place dans le couple. Ensuite avoir un projet de vie et là, il vrai que les valeurs écologiques peuvent beaucoup aider à construire un projet de vie. Et si tout va bien, une dimension spirituelle, car elle fait partie de l’Homme. Elle est à la fois le moteur et la cerise sur le gâteau ! C’est les deux. La vie spirituelle est au commencement et à la fin.
"Seul un formidable effort de dépassement et un immense élan spirituel pourraient arracher l’Homme au destin tragique qui le menace. Heidegger nous laissa, en guise de testament, ces mots prophétiques : ‘’Seul un Dieu peut nous sauver."
Jean-Marie Pelt
Jean-Christophe Seznec
Alexandre Jollien
Alice Miller